Sur une chaise, habillé de son ancien costard, nous rencontrons Valmont, un ex-employé promu manager au moment où son entreprise se lançait dans une vaste opération de réduction de personnel. Cette opération ne prévoyait pas de licenciements, mais préconisait plutôt un encouragement au départ par l’organisation d’une campagne de harcèlement moral à grande échelle à l’encontre des salariés supprimables. Valmont a été l’un des managers de l’entreprise chargés par la direction des ressources humaines d’exécuter cette campagne de harcèlement dans le cadre de son équipe, lui-même étant menacé de perte d’emploi s’il ne remplissait pas ses objectifs.

Au moment où nous rencontrons Valmont, sur sa chaise et dans son ancien costard, l’opération a déjà eu lieu et il s’adresse à une avocate. Il aurait découpé une femme en morceaux, et il revient sur les quelques semaines où il a été chef d’équipe et qui ont précédé ce crime.

Son récit nous plonge dans la folie managériale d’un monde du travail en entreprise où tout paraît possible et, dans cet univers presque fantastique où l’humain n’entrave jamais les rêves les plus fous des aventures économiques, Valmont, le petit chef inspiré, l’admirateur d’Alexandre le Grand, guide de sa vie, finit par perdre pied, et nous avec lui.

« ... on savait qu’il se préparait quelque chose, la hiérarchie ne pouvait pas cacher sa fièvre, depuis mes premières années de salarié non-cadre je n’avais jamais dormi sans la Vie d’Alexandre sous l’oreiller, reliure cartonnée, j’aurais eu l’impression que ma tête s’enfonce dans un trou de ouate sans ce socle pour mes rêves, c’est pourquoi, je pense, je n’ai pas tremblé comme d’autres quand j’ai été convoqué par la direction, Alexandre le Grand n’aurait pas tremblé. Monsieur Valmont, m’a-t-on dit, pourquoi pensez-vous être indispensable à l’entreprise ? J’ai répondu du tac au tac, je me suis surpris moi-même : Je ne pense pas être indispensable à l’entreprise là où je suis. Comme le grand Alexandre je suis fait pour la démesure. Qu’ils ont apprécié ma réponse, qui a été accueillie avec un rire entendu, c’est de l’ordre de l’évidence : j’ai été promu manager. »

En 2019 se tenait le procès France Télécom, première traduction en justice d’une entreprise du CAC 40 accusée d’avoir organisé une politique systématique de harcèlement moral. 22 000 postes à supprimer en trois ans sans s’embarrasser de plans sociaux et d’indemnisations ; résultat partiel de l’opération : 35 suicides entre 2008 et 2009. La condamnation de l’entreprise (aujourd’hui rebaptisée Orange) et des responsables de la firme à l’époque a été – il faut le dire – purement symbolique. Sandra Lucbert va plus loin dans son livre consacré à cette affaire en affirmant que « le procès France Télécom n’a pas eu lieu ». Procès historique ou parodie de justice, une inculpation si peu ordinaire devant un tribunal aura eu tout de même le mérite qu’on reparle dans les médias de ce cas paradigmatique de management sauvage. Paradigmatique, disons-nous, parce qu’aucunement exceptionnel : la Poste, la SNCF, EDF, Aéroports de Paris ou Renault ont connu et connaissent encore de nos jours des pratiques très similaires.

Le procès France Télécom comme rappel de l’affaire est sans doute l’un des événements déclencheurs de l’écriture de Babylone. L’autre a été le harcèlement moral subi par une personne de notre entourage chez un prestataire de Renault, advenu à peu près à la même époque (2019) et dont cette personne n’a échappé que très récemment, par un départ à l’amiable obtenu grâce à l’intervention d’une avocate.

Avec Babylone, nous n’avons pas souhaité incarner une victime directe de ce harcèlement institué, ni un bourreau complètement cynique des ressources humaines. Nous avons voulu imaginer un petit manager, rouage essentiel de la machine, bourreau (car ce mot lui correspond mieux qu’au PDG ou au responsable RH) mais victime aussi, d’une certaine manière et à son insu, de cette machine. Babylone n’a pas vocation à être le miroir fidèle de la réalité sociale qui l’a inspiré. Notre pièce traduit une idée fantasmée du monde de l’entreprise en construisant un récit qui se rêve, par moments, une réécriture très libre et managériale des Liaisons dangereuses, et à d’autres moments, un chapitre des Vies parallèles de Plutarque qui comparerait Valmont le manager et son modèle Alexandre de Macédoine.

Babylone, dans le contexte très particulier que nous avons décrit, est l’histoire d’une immersion graduelle dans l’horreur et la paranoïa. Valmont, notre petit manager, fait à son avocate un rapport des faits de plus un plus inquiétant au fur et à mesure que ses souvenirs prennent la forme du cauchemar. À aucun moment pourtant notre personnage ne renoncera à la logique implacable de son discours – performatif de par la nature même de son métier – car, comme il le dit lui-même, il tient par-dessus tout à ce qu’on comprenne qu’il est, avant toute chose, un homme « raisonnable ».

Une pièce écrite et jouée par Maurici Macian-Colet, mise en scène par Max Millet, avec la collaboration artistique de Chloé Chycki et les dessins d'Aurélia Elalouf.

Soutiens et résidences : Théâtre Le Colombier (Bagnolet), La Générale (Paris), Super Théâtre Collectif (Charenton) et Scènes sur Seine.

 

(Les photos de spectacle sur cette page et celles de l'équipe sur la page "L'équipe de Babylone" - hormis le portrait d'Aurélia Elalouf, crédité à Damien Tramblay - ont été prises par Maxime Garault)